Je ne suis pas d’ici non plus

Eblouie et perdue, je naviguais au hasard des allées surchargées de livres, d’écrivains et de lecteurs du Festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, quand je me suis trouvée coincée par la foule, nez-à-nez avec Michel Le Bris lui-même. Que faire ? sinon lui débiter quelque niaiserie et lui demander une dédicace sur un bouquin parmi ceux posés sur la table près de lui. Je connais peu Michel Le Bris, bien que j’ai lu son merveilleux “Un hiver en Bretagne” et “Les anges noirs de l’utopie”, le bel essai-préface de l’”Histoire générale des plus fameux pyrates” de Daniel Defoe. J’ai donc préféré d’emblée son autobiographie publiée l’année précédente à tout autre livre. Quitte à faire connaissance, autant plonger directement à la source !

L’homme aux semelles de vent me dédicaça les vagabondages dans ses Bretagnes imaginées et, enthousiaste et modeste, me remercia d’être venue au festival. J’aurai dû tomber immédiatement sous le charme des yeux clairs et de la formidable puissance contenue derrière ce large front, mais l’évidence parfois fait peur. Au moment de mettre la main sur un trésor, pourquoi le geste se suspend-il quelques instants ? Pourquoi prend-on le temps d’une pause parfois juste avant d’atteindre un sommet ? Peur d’être déçu par ce que l’on va découvrir ne soit pas à la hauteur de ce qu’on avait imaginé ? Non. La peur vient du vertige de la découverte d’un nouvel horizon. Ce trésor presque atteint, cet horizon bientôt dévoilé va m’emporter plus loin que ma propre imagination ne m’a préparé. Le temps n’était pas venu pour moi de lire cette île au trésor, ce capitaine héroïque, ce rocher romantique, ce celte au pied léger, ce flibustier de la littérature. Le livre traina plusieurs mois sur les étagères. Je savais, depuis Un hiver en Bretagne, qu’il me fallait rejoindre mon port-refuge, ma cabane au bord de l’eau, pour pouvoir supporter l’émotion déclenchée par “Nous ne sommes pas d’ici”.
Cet extrait du premier chapitre, pour vous faire ressentir peut-être un peu de ce qui m’émeut terriblement chez Le Bris, au point d’avoir le visage baigné de larmes et la gorge nouée des heures, et qui du coup avait stoppé ma lecture après “Un hiver en Bretagne” :

“Je n’aurais pas ressenti la présence du monde avec cette violence si je n’avais pas eu une enfance solitaire, avec pour l’essentiel la mer, les rochers et le vent à qui parler. Mais c’est secondaire : dans les tréfonds, dès le début, il y avait… un appel. Comme une note, dans les lointains, qui éveillait en moi d’infinis échos. Une nostalgie était en moi, qui me rongeait déjà…
Les vents. Je les écoutais s’engouffrer dans la Baie de Morlaix. Ils venaient d’Irlande, de mer du Nord et pourquoi pas me disais-je, des champs de glace du Groenland ? Ils secouaient les murs, pliaient les arbres sous leurs rafales, avant de s’échapper dans un cri de colère, les nuages roulaient dans le ciel bas comme un charroi de pierres et j’imaginais, très loin dans la nuit noire, des tempêtes formidables… Ou bien c’était comme une caresse, au printemps, une musique au bord de l’âme, l’invite à les venir rejoindre pour une course vagabonde, par-delà l’horizon. Je courais le long de la grève, des bateaux sortaient de la baie en s’enveloppant d’écume, et moi, le coeur battant, l’esprit ennivré, je sautais de rocher en rocher jusqu’à ce que leurs voiles s’enfoncent sous l’horizon. Un jour, oui, un jour moi aussi je m’en irais ! Une douleur soudaine me coupait bras et jambes : je n’étais pas d’ici…”

J’ai véritablement dévoré, souillant de notes au crayon et de pliures les pages de son autobiographie. Michel Le Bris est un monument en marche à suivre et à découvrir au plus près. Quelle folie de ne pas l’avoir lu plus tôt ! Mais restons sage, sans doute n’étais-je pas encore assez amarinée pour supporter cette houle du grand large. Bref je suis sidérée et brûle de poursuivre mes lectures. Déjà j’ai cassé hier ma tirelire pour le Dictionnaire amoureux des explorateurs.
Mais voici un extrait du chapitre « Vers une littérature-monde » qui peut directement vous parler, vous internautes, pirates, propulseurs et apprentis-cyborgs :

“Nous pensons – ou l’on s’obstine à nous faire penser – dans les catégories du stable, Etat-nation, territoires, frontières, opposition intérieur-extérieur, familles, communautés, identités, concept.
[…]
Que serait une histoire à l’inverse de celle enseignée, qui se penserait d’abord à partir de ces circulations de marchandises, de personnes, d’argent, d’idées, de croyance, de rêves, au fil des routes ?
Penser en termes de flux et non plus de structures, oser sortir des catégories du stable pour se risquer à une pensée du mouvant : il se pourrait bien, souligne le philosophe indien Arjun Appadurai dans Après le colonialisme (Payot, 2001) que le monde qui vient nous y oblige très vite. Flux de populations, comme jamais le monde n’en connut, migrations, volontaires ou subies, flux de capitaux, flux d’images, de sons, d’informations, dont nous voyons bien qu’ils traversent toutes les structures qui tentaient jusque là de les contenir ou de les réguler, qu’accompagnent de fantastiques téléscopages culturels : un maelström, où meurt un monde et s’engendre un nouveau, dont nous ne commençons qu’à peine à discerner les contours mais d’où nous sentons bien qu’il exigera de nous un changement de coordonnées mentales. Où l’imaginaire individuel et collectif, paradoxalement, pourrait retrouver une place centrale de puissance de création, poursuivait Appadurai, par la création de communautés imaginaires, fluides, plurielles, en perpétuelles recompositions, mais aussi par la création de soi : chacun, de plus en plus au carrefour d’identités multiples, ne se retrouve-t-il pas mis en demeure d’avoir à inventer un « récit personnel » articulant pour lui, en une forme cohérente, cette multiplicité.”

Il va de soi que, ne le connaissant pas du tout, je n’aurais de tranquilité qu’après m’être renseignée sur Arjun Appadurai et avoir lu “Après le colonialisme”. C’est assez agaçant d’être à ce point inculte, n’est-ce pas ?